L’intention dans les questions du takfîr
(Partie 1)
Une même parole utilisée par deux individus différents peut vouloir dire chez l’un la plus grande des vérités, et chez l’autre, le plus grand des mensonges. [Madârij e-sâlikîn d’ibn el Qaïyim (3/521).]
Louange à Allah le Seigneur de l’Univers ! Que les Prières et le Salut d’Allah soient sur notre Prophète Mohammed, ainsi que sur ses proches et tous ses Compagnons !
Introduction
Un statut quelconque est la somme de l’intention et de l’indice extérieur qui se concrétise au niveau des paroles et des actes, comme le réclame le grand principe de notre sage législation. Celui-ci est la marque de la justice, de la sagesse, et de la miséricorde divine. Les simples pensées ou ambitions non concrétisées n’entrent pas dans le libre choix (el ikhtiyâr). Aucun statut n’est prévu à cet effet, et heureusement, sinon, nous serions confrontés à une gêne immense qui s’oppose à cette sagesse, et miséricorde divines.
Ainsi, l’erreur, l’inattention, le lapsus (qui est une faute de langage née par inadvertance), qui sont indépendant, voire contraire à la volonté de l’individu, la parole prononcée sous la contrainte, ou sans en connaitre les implications est propre à la nature humaine. Pratiquement personne n’en est plus ou moins épargné. Si le Législateur en tenait compte, nous serions soumis à une gêne terrible. C'est pourquoi Il n’en tient pas rigueur. Dans ce registre, nous avons l’ivresse, la joie ou la colère extrêmes.
Nous ne sommes pas responsables dans dix cas de figure
Quand la faute est motivée par l’erreur, l’oubli, la contrainte, le lapsus, quand on ignore le sens de nos paroles, qu’on perd l’esprit, ou qu’on jure par mégarde. La raison, c’est que ces erreurs n’émanent pas de l’intention (qasd) du cœur, condition sine qua non pour être responsable devant Dieu.[1]
Quiconque profère un blasphème (kalimat el kufr) sans nécessité apparente, en tout âme et conscience, tout en sachant de quoi il en retourne, devient mécréant aussi bien dans son for intérieur que dans les apparences. Il est inadmissible de supposer qu’il puisse rester musulman au fond de lui.[2]
Les conditions du takfîr
Il existe trois sortes de conditions qui touchent au takfir d’un cas particulier :
- Des conditions qui concernent l’auteur de l’acte : pubère, sain d’esprit, responsable, libre de ses choix, au courant de sa gravité (‘âliman bi kufrihi), ayant agi en toute âme et conscience, et intentionnellement (qasdan li fi’lihi).
- Des conditions qui concernent l’acte lui-même : seuls les textes (Coran, sunna, et le consensus) sont à même de décréter son statut de mécréance ; il doit relever de la mécréance sans n’accepter aucune ambiguïté, ni interprétation, ni hypothèse.
- Des conditions qui concernent la preuve du crime : témoignage, aveu, réputation.[3]
Les restrictions au takfir
Il existe trois sortes de restrictions qui touchent au takfir d’un cas particulier, et qui viennent en opposition aux conditions du takfir :
- Des restrictions qui concernent l’acte lui-même : de sorte que la parole ou l’acte ne relève pas explicitement de la mécréance, ou bien basé sur un texte scripturaire non explicite sur la chose. Dans ce cas, nous ne pouvons être formels sur le statut de l’accusé ; s’il est possible de se prononcer sur son cas, c’est seulement en regard des implications et de la finalité de son acte. C’est ce que les légistes appellent le takfîr bi el maâl wa e-lawâzim.
- Des conditions qui concernent la preuve du crime : de sorte que les témoins, par exemple, ne soient pas habilités à témoigner en raison de leur âge, de leur manque de crédibilité, ou que leur nombre soit insuffisant, etc.
- Des conditions qui concernent l’auteur de l’acte : c’est ce que les spécialistes en usûl désignent sous le nom de ‘awâridh el ahliya, et qui sont les « exemptions » déchargeant un cas particulier de sa responsabilité devant Dieu.[4]
Les exemptions légales
Celles-ci sont de deux sortes
- Innées : impuberté, maladie mentale, oubli, sommeil, etc.
- Acquises : erreur (qui ne dépend pas de la volonté comme le fait de prononcer un mot par mégarde), interprétation, ignorance, contrainte, perte totale de l’esprit (ivresse) avec tous les détails que ces questions impliquent.[5]
Les intentions ne sont pas prises en compte pour les blasphèmes clairs et explicites
Si un cas particulier profère un blasphème qui est clair et explicite, de sorte que si on interrogeait l’auteur sur ses implications, il les confirmerait, dans ce cas, rien ne sert de le sonder sur ses intentions, car il ne jouit d’aucun bénéfice du doute. Néanmoins, dans la mesure où ses paroles peuvent se lire de plusieurs façons, dans le sens qu’elles ne sont pas clairement un blasphème, mais qu’elles peuvent tout aussi bien vouloir dire autre chose ; alors là oui, il incombe de connaitre ses intentions avant de le juger. Le discours des savants qui refuse d’accorder la moindre attention aux intentions, porte sur les blasphèmes clairs et limpides, non flous ni hypothétiques.
Ainsi, avant de se prononcer sur son cas, il incombe de regarder un certain nombre de choses :
- Qu’il dissipe le doute sur ses intentions en assumant pleinement son blasphème, en sachant que l’intention de faire l’acte (qasd el fi’l), non de choisir la mécréance (irâdatu el kufr) est l’une des conditions du takfir à respecter. Cela concerne le cas où le blasphème n’est pas clair.
- Néanmoins, quand il est clair comme l’eau de roche, il n’y a plus aucun intérêt à le sonder, car il parle de lui-même.
- Pour les paroles ambigües, il incombe de tenir compte du principe de précaution, et de faire une enquête avant de juger son auteur.
- Notre enquête fera abstraction des implications de ses paroles, mais s’en tiendra aux faits, car selon la règle : les implications d’une parole ne font pas autorité (lâzim el madhhab laïsa bi madhhab).
- Si le coupable ne pénètre pas le sens de ses paroles, il sera désinculpé. C’est dans ce cas que l’on parle d’ignorance, non qu’il soit toléré d’ignorer que le blasphème est interdit.
- La faute née d’une erreur qui est indépendante de la volonté de la personne responsable (lapsus, colère, peur, et joie extrêmes, etc.) n’a aucun effet légal.
- Contrairement à certaines idées erronées, peu importe que le coupable ait l’intention (irâdatu el kufr) de sortir ou non de la religion. En d’autres termes, nous ne tenons pas compte de ses convictions vis-à-vis de son blasphème. Il peut trouver qu’il soit ou non légitime, cela n’aura aucun effet sur notre jugement.[6]
En annotation au dernier point, Sheïkh el Fawzân explique : « Ce dernier point n’est pas à prendre dans l’absolu comme nous l’avons vu précédemment. L’accusé ayant l’intention de prononcer un blasphème explicite devient mécréant, sauf s’il le prononce machinalement et sans intention. »[7]
Ainsi, l’intention prise en compte dans le chapitre de l’apostasie est l’intention de faire l’acte (qasd el fi’l), non de choisir la mécréance (irâdatu el kufr).[8] Shâtibî établit à ce sujet que les actes dépourvus d’intention sont comme le mouvement des objets inertes ; ils n’entrainent aucun statut.[9]
À suivre…
[1] I’lâm el mawqi’în (3/105-106).
[2] E-sârim el maslûl d’ibn Taïmiya (3/975).
[3] Qawâ’id fî bayân haqîqa el îmân (492-494) de ‘Âdil ibn Mohammed ibn ‘Alî e-Shaïkhânî qui à l’origine est une thèse ès Magistère.
[4] Qawâ’id fî bayân haqîqa el îmân (p. 494) de ‘Âdil ibn Mohammed ibn ‘Alî e-Shaïkhânî qui à l’origine est une thèse ès Magistère.
[5] Qawâ’id fî bayân haqîqa el îmân (494-510) de ‘Âdil ibn Mohammed ibn ‘Alî e-Shaïkhânî qui à l’origine est une thèse ès Magistère.
[6] Dhawâbit takfîr el mu’ayin (85-95) de Râshid e-Râshid.
[7] Dhawâbit takfîr el mu’ayin en annotation (p. 95) de Râshid e-Râshid.
[8] El îmân ‘inda e-salaf (147-163) de Mohammed ibn Mahmûd Âl Khudhaïr et qui fut revu et préfacé par les sheïkh suivants : ‘Abd Allah ‘Aqîl, ‘Abd e-Rahmân el Mahmûd, ‘Abd el ‘Azîz Âl ‘Abd e-Latîf, ‘Alawî e-Saqqâf.
[9] El muwafaqât (1/149).
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