La place des actes dans la pensée murjite
(Partie 1)
Il règne une grande divergence entre les musulmans sur les éléments qui composent la foi. Aux yeux de Mâlik, Shâfi’î, Ahmed, el Awzâ’î, Ishâq ibn Rahawaïh, et de tous les traditionalistes et les médinois en général – qu’Allah leur fasse miséricorde –, mais aussi des littéralistes (ahl e-zhâir) et d’une partie des mutakallimîns, elle est composée de la croyance (tasdîq) du cœur, de la reconnaissance verbale, et des actes des membres. [sharh e-tahawiya (p. 332) d’ibn Abî el ‘Izz.]
Louange à Allah le Seigneur de l’Univers ! Que les Prières et le Salut d’Allah soient sur notre Prophète Mohammed, ainsi que sur ses proches et tous ses Compagnons !
Énigme
D’après l’Imâm Harb el Karmânî, j’ai entendu dire Ishâq ibn Rahawaïh : « [Certains prétendent qu’el Hasan ibn el Hanafiya est le premier à avoir parlé d’irja. Par la suite, les murjitessombrèrent dans l’excès à tel point qu’un groupe d’entre eux prétendit qu’en délaissant les prières prescrites, le jeûne du ramadhân, l’aumône légale, le pèlerinage, et l’ensemble des rituels, sans les renier, on échappe à notre accusation de mécréant. Ils pensent que nous remettons à Allah le sort (yurja amruu ilâ Allah)d’un tel individu. L’essentiel, à leurs yeux, c’est qu’il les reconnaît. Nul doute qu’ils sont des murjites !]
Par ailleurs, ils se divisent en plusieurs catégories : certains, notamment, affirment qu’ils sont absolument croyants, sans n’émettre la restriction qu’ils sont croyants auprès d’Allah. Ils sont les plus proches de la vérité, car ils disent que la foi est composée des paroles et des actes. D’autres confinent la foi dans la parole, bien que les actes donnent raison à cette adhésion, mais sans n’en faire partie intégrante. Ils sont certes obligatoires, mais ils n’entrent pas dans la foi. Ils prétendent également que leurs bonnes œuvres sont acceptées, et qu’ils sont croyants auprès d’Allah ; il n’y a pas de différence entre notre foi et celle de Jibrîl. Le hadîth disant que les murjitesfurent maudits par les prophètes les concerne exactement. »[1]
Hormis le fait que le hadîth utilisé par Ishâq ibn Rahawaïh est faible,[2] ce passage pose problème quand il dit, je cite : « Ils sont les plus proches de la vérité, car ils disent que la foi est composée des paroles et des actes. » Le but de cet article est de résoudre cette énigme.
Il existe un consensus affirmant que sans les actes, on ne peut prétendre à la foi
La première partie, qui est entre crochets, ne pose dans l’ensemble aucun problème. D’ailleurs, les auteurs contemporains qui l’utilisent pour établir ce point s’en contentent. La raison est peut-être qu’ils le prennent de Fath el Bârî d’ibn Rajab (1/25). Néanmoins, ils se sont peut-être aussi rendu compte qu’il était très aventureux de citer la suite. Apparemment, l’auteur de l’excellent livre el îmân ‘inda e-salaf wa ‘alâqatuhu bi el ‘amal, Mohammed Âl Khudaïr n’a pas froid aux yeux. il se sert, en effet, de ce passage pour démontrer qu’on peut être murjite tout en intégrant les actes dans la définition de la foi. Or, il n’y a pas besoin d’entrer dans des raisonnements tirés par les cheveux pour établir la vérité. La rigueur scientifique réclame, si on veut arriver à des conclusions justes, de rester objectif et de mettre les passions de côté. Cet auteur prouve lui-même qu’aux yeux d’un grand nombre d’anciens, avec les Compagnons à leur tête, l’absence des actes est la preuve de l’absence de la foi, ou, en d’autres termes, que la foi est inutile sans les actes.
Certains, comme nous l’avons démontré dans un article précédent, ramènent un consensus sur la chose. Voici une liste non exhaustive des anciens ayant signalé ce crédo : ‘Alî ibn Abî Tâlib, ‘Abd Allah ibn Mas’ûd, ‘Abd Allah ibn ‘Abbâs, Zaïd ibn Aslam, Sa’îd ibn Jubaïr, el Hasan el Basrî, ibn Qatâda, ‘Atâ ibn Abî Rabâh, Qatâda, Nâfi’ mawlâ ibn ‘Omar, Makhûl, Maïmûn ibn Mihrân, Mohammed e-Zuhrî, Dâwûd ibn Abî Hind, Mohammed ibn ‘Abd Allah ibn ‘Amr ibn ‘Uthmân ibn ‘Affân, el Awzâ’î, Sufiân e-Thawrî, Mohammed ibn Muslim e-Tâifî, Sa’îd ibn ‘Abd el ‘Azîz e-Dimashqî, l’Imâm Mâlik, el Fudhaïl ibn ‘Iyâdh, Sufiân ibn ‘Uaïyna, l’Imâm Shâfi’î, Abû Bakr el Humaïdî, Ishâq ibn Rahawaïh comme nous l’avons vu, Abû thawr, l’Imâm Ahmed, el Muzanî, ibn Qutaïba dans une certaine mesure, Sahl e-Tusturî, Mohammed ibn Nasr el Marwazî, ibn Khuzaïma dans une certaine mesure, ibn Khafîf, el Multaï, el Âjurrî, Abû Tâlib e-Makkî, ibn Batta, el Khattâbî, ibn Zamanaïn, Abû Ismâ’il el Harawî, el Baghawî, Yahyâ el ‘Imrânî, etc.
Qu’est-ce qu’un murjite ?
Pour reprendre les paroles de Sheïkh el Fawzân, Les murjites furent appelés ainsi étant donné qu’ils font reculer (arjâ) les actes, dans le sens où ils les « excluent » de la définition de la foi. L’irjâ signifie en effet : ajourner quelque chose, comme dans le Verset : [Ils dirent : fais-les attendre lui et son frère].[3] C’est-à-dire : reporte leur affaire afin de l’étudier. L’irjâ a donc le sens de faire reculer quelque chose. Ses tenants excluent les actes de la définition de la foi. Sheïkh el Islâm est l’un des partisans de cette théorie,[4] bien qu’il en ramène une autre selon laquelle, d’un point de vue terminologique, l’irjâ viendrait de rajâ, l’espoir. Selon cette définition, les murjites appellent à l’espoir non à la peur.[5]
Selon une troisième hypothèse, les murjites remettent à Dieu le sort des auteurs des grands péchés. Ils diffèrent leur jugement au Jour de la résurrection, sans savoir aujourd’hui s’ils sont des gens de l’Enfer ou du Paradis.[6] Allah pourra aussi bien les châtier que leur pardonner, selon Sa Volonté, et nous ne sommes pas formels, à leurs yeux, sur Son choix.[7]
Dans la terminologie des savants, l’irjâ se caractérise par le point commun qui regroupe tous les sectes murjites sous un même nom. Autrement dit, toutes s’accordent à sortir les actes de la définition de la foi.
Waqî’ ibn el Jarrâh affirme : « Les traditionalistes disent que la foi est composée des paroles (qawl)et des actes (‘amal), alors que pour les murjites, elle est composée des paroles sans les actes. Les jahmites, quant à eux, confinent la foi dans la connaissance. »[8]
Selon Hamdân ibn ‘Alî el Warrâq, j’ai fait remarquer à Ahmed devant qui on avait évoqué les murjites : « Ils disent qu’en connaissant Son Seigneur avec le cœur, on est croyant.
- Ce sont les jahmitesqui disent cela, non les murjites. Ces derniers disent qu’on le devient en l’attestant avec la langue tout en le mettant [ou : mais sans le mettre]en pratique dans les actes. Tandis que les premiers disent qu’on le devient en connaissant Son Seigneur avec le cœur, mais sans le mettreen pratique dans les actes… »[9]
El Fudhaïl ibn ‘Iyâdh : « Les murjites disent que la foi est composée des paroles sans les actes, pour les jahmites, elle est composée de la connaissance sans la parole ni les actes, et pour les traditionalistes enfin elle est composée de la connaissance, de la parole, et des actes. »[10]
Sufiân e-Thawrî a dit : « Les murjitess’opposent à nous sur trois choses : nous disons que la foi est composée des paroles (qawl)et des actes (‘amal), alors que pour eux, elle est composée des paroles sans les actes ; nous disons qu’elle monte et qu’elle descend, alors que pour eux, ni elle monte ni elle descend ; nous disons que nous sommes croyants en prononçant l’attestation de foi (iqrâr), alors qu’eux disent : nous sommes croyants auprès d’Allah. »[11]
Sufiân ibn ‘Uaïyna à propos des murjites : « Ils confinent la foi dans la parole, alors que nous disons qu’elle est composée des paroles (qawl)et des actes (‘amal). »[12]
L’avènement de l’irjâ
Les premiers balbutiements de l’irjâ se firent ressentirent dans la deuxième partie du premier siècle, après la mort d’ibn el Ash’ath, en réaction au kharijisme, à la fin des années 70 plus exactement.[13] La plupart de ses premiers adeptes venaient de Kûfa, mais ils ne comptaient pas parmi les élèves d’ibn Mas’ûd ni de l’Imam Ibrahim e-Nakha’î.[14]
Chronologiquement, les murjites sont venus après les kharijites, mais aussi les qadarites. Sheïkh el Islam ibn Taïmiya – qu’Allah lui fasse miséricorde – précise à ce sujet : « Puis, à la fin du siècle des Compagnons, les qadaritesont fait leur apparition. Leur incapacité à appréhender correctement le Destin d’Allah et la foi à Ses Commandements (obligations/interdictions)est à l’origine de leur innovation… Auparavant, les kharijitesse sont initiés sur la question du takfîrdes auteurs des grands péchés dans la communauté musulmane qu’ils condamnent d’entrée à l’Enfer éternel. La polémique a ensuite pris de l’ampleur pour s’étendre aux qadaritesaprès la mort d’el Hasan el Basrî. ‘Amr ibn ‘Ubaïd et ses disciples assument qu’ils ne sont ni des musulmans ni des mécréants, mais qu’ils se trouvent à un état intermédiaire entre ces deux états (manzila baïna el manzilataïn) ; ils méritent malgré tout, selon eux, de demeurer éternellement dans la Géhenne. En cela, ils rejoignent la croyance des kharijitesdisant qu’ils n’ont aucun lien avec l’Islam et la foi (imân), à la différence où ils ne leur donnent pas le nom de mécréants. »[15]
Ainsi, le statut du pervers est la première question dogmatique qui divisa les musulmans.[16] Avec d’un côté les kharijites, qui le sortaient de l’Islam,[17] mais aussi les mu’tazilites comme nous l’avons vu, et d’un autre côté les murjites el fuqaha qui s’inscrivaient à l’extrême opposé.[18] Ils firent leur apparition à la fin du premier siècle de l’hégire, quand la génération des Compagnons commençait à s’éteindre. Ils donnaient au pervers le nom de parfait croyant.[19] Ils ouvraient ainsi la porte aux jahmites qui allaient prendre le devant de la scène vers la fin de la dynastie omeyyade, soit dans la première partie du second siècle.[20] Ensuite, au troisième siècle, il y eut les karrâmites, puis Sâlihî qui fut imité au début du siècle suivant par el Ash’arî et ses partisans.
À suivre…
[1]Masâil el Imâm Ahmed wa Ishâq(p. 377).
[2]Il est rapporté par e-Tabarânî dans el awsat, et sa chaine narrative contient notamment la présence de Baqiyat ibn el Walîd jugé « tendre » par les spécialistes.
[3]El a’râf ; 111, etles poètes ; 36
[4]Jâmi’ e-rasâil (1/112).
[5]Jâmi’ e-rasâil (1/112).
[6]El milal wa e-nihal de Shahristânî (1/139).
[7]El milal wa e-nihal de Shahristânî (1/139).
[8]majmû’ el fatâwa (13/308, 385).
[9]Rapporté par el Khallâl dans e-sunna (n° 980).
[10]E-sunnad‘Abd Allah ibn Ahmed (1/347).
[11]Voir : sharh e-sunna d’el Baghawî (1/80).
[12]E-sunnad‘Abd Allah ibn Ahmed (1/346).
[13]Voir : ârâ el murjiya fî musannafât Sheïkh el Islâm ibn Taïmiya qui est une thèse ès Doctorat du D. ‘Abd Allah ibn Mohammed e-Sanad (p. 93-101).
[14]majmû’ el fatâwa(13/38).
[15]Majmû’ el Fatâwâ(13/36, 37).
[16]majmû’ el fatâwa(22/130).
[17]majmû’ el fatâwa(7/481-482).
[18]majmû’ el fatâwa(7/504-505).
[19]majmû’ el fatâwa(13/38).
[20]majmû’ el fatâwa(8/460).
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